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Les portes s’ouvrirent pour laisser passer le corps d’Appius. Il était allongé sur une litière portée par quatre esclaves. L’évêque Melanius prit la tête du cortège qui s’enfonça dans la nuit à la lueur des torches et s’étira lentement jusqu’au mausolée. Azilis marchait derrière son frère et sa belle-sœur, au bras de son cousin. Tirid avait rafraîchi son visage avec de la verveine, noué son chignon haut sur la nuque, et elle avait revêtu une sobre tunique. Deux ans plus tôt, on avait porté sa mère au verger sous une pluie battante, pataugeant dans la boue et frissonnant de froid. Elle songea avec angoisse à cette tombe demeurée solitaire.
Cette nuit, l’air était tiède et embaumait. Sous la lumière blanche de la lune, on enferma le corps d’Appius dans son tombeau. Les flammes des torches créaient de longues ombres mouvantes sur l’assemblée, chants et prières s’élevaient dans la nuit comme la fumée et se mêlaient aux crissements des grillons. Azilis distingua la haute silhouette de Kian parmi les esclaves. Sur ce point, au moins, son père n’avait pas été trahi.
Le lendemain, Azilis se réveilla avant l’aube. Elle avait abandonné très tôt le banquet des funérailles que Marcus présidait en maître. Le silence régnait sur la villa endormie. Elle revêtit sa gonelle, ses braies et son manteau sans réveiller Tirid.
Elle se rendit aux écuries où Kian dormait encore. Ormé le réveilla à grands coups de langue. Ils quittèrent la villa au chant du coq, chevauchèrent longtemps sans parler, dans la brume qui cachait la terre humide et les fougères sombres. Elle menait la course, les conduisant à la plus haute colline des alentours. Au sommet, ils mirent pied à terre et regardèrent le ciel bleuir, les nuages se teinter de rose puis le soleil monter à l’horizon pour allumer le jour nouveau. Soudain elle perçut un changement dans ce vaste tableau. Quelque chose n’était plus là. Non, quelqu’un. Son père avait quitté ce monde. Oui, il venait de partir. À l’instant. Jusque-là il n’avait pas vraiment abandonné son univers familier. Une fois de plus elle avait perçu un phénomène dont on ne parle pas, que seule Rhiannon aurait pu lire dans son esprit.
Alors elle éclata en sanglots et pleura longtemps dans les bras de Kian qui la serrait sans parler. Des larmes de souffrance, mais aussi d’adieu. Appius s’était libéré des liens terrestres et il était heureux. Elle le sentait.
Ils retournèrent à la villa en milieu de matinée. Azilis savait que son cousin n’avait plus de raison de s’attarder. Elle lui ferait ses adieux et la vie reprendrait son cours.
Elle rendrait plus souvent visite à Rhiannon. Elle avait déjà tant appris. Elle se savait douée. Elle mémorisait sans effort le nom des plantes et leurs effets, comment les marier et les préparer. Et surtout elle désirait soigner. C’était peut-être sa voie. Elle ne vivrait pas dans une cabane au fond de la forêt, non. Mais pourquoi ne deviendrait-elle pas médecin ? C’était une profession tenue en piètre estime car nombre de ceux qui la pratiquaient étaient d’infâmes charlatans. Et les femmes médecins étaient rares. Mais si elle parvenait à soulager ceux qui souffraient, on la respecterait.
Une voix la tira de sa rêverie.
— Azilis, où étais-tu ? Je t’ai cherchée partout !
Lucius Arvatenus ! Il était resté après les funérailles. La veille, au milieu de la foule, elle avait réussi à l’éviter. Là, c’était impossible.
— Comme tu peux le constater, Lucius, je reviens de promenade.
Il était assis – vautré plutôt – dans le vestibule. Il semblait chez lui et prenait plaisir à l’afficher.
Il se leva prestement. Elle voulut s’enfuir, sentant un danger imminent. Ainsi, elle n’était plus qu’une proie misérable dans sa propre maison ! Pourquoi la mettait-il aussi mal à l’aise ? Elle tenta de se raisonner. Avec ses traits réguliers, sa haute taille et ses riches vêtements, beaucoup de femmes devaient le trouver séduisant.
Il saisit ses deux mains et les porta à ses lèvres.
— Azilis, chère Azilis ! Je ne t’ai présenté que des condoléances convenues. Je veux te dire à quel point je pense à toi. Je serais heureux si ma présence t’aidait à supporter ta peine.
— Je te remercie, Lucius, dit-elle les yeux fixés sur un massif d’aubépines.
Elle tenta de retirer ses mains mais il ne les lâchait pas. Au contraire, il se rapprocha davantage, susurrant tout près de son visage :
— Sais-tu que je te trouve plus troublante dans ces vêtements d’amazone que dans tes robes brodées ? Je ne me lasse pas d’admirer tes yeux d’émeraude, ta taille fine, ta bouche de corail…
— Cesse de jouer les poètes, Lucius ! Tu accumules les platitudes.
Impossible de lui faire lâcher prise. Elle recula, écœurée de le sentir si proche.
— C’est vrai, ce n’est pas mon tempérament. Pourtant ce que je ressens pour toi n’a rien de plat ! Je t’en prie, écoute-moi, j’ai des choses importantes à te dire.
Quand comprendrait-il ?
— Voilà, Azilis. Je sais qu’Appius vient à peine de nous quitter, mais Marcus m’a donné son plein accord. Nous pourrons nous marier dès la fin de la période de deuil.
— Tu es fou ! Il n’en est pas question !
Elle réussit enfin à se dégager. Il la rattrapa et immobilisa ses poignets derrière son dos d’une seule main. Il la dépassait de deux têtes et était fort comme un ours. Une vague de panique mêlée de révulsion envahit la jeune fille.
— Azilis, tu ne comprends pas que ce que tu penses aujourd’hui n’a aucune importance ? Tu crois que tu ne veux pas, mais je t’apprendrai l’amour, mon amazone, et tu te soumettras à moi !
Elle se débattit. Il ne fit qu’en rire. Une lueur perverse s’alluma sous ses lourdes paupières. Le temps des compliments était passé. Le cri qu’elle voulut pousser se perdit dans la bouche de Lucius qu’il venait d’écraser contre la sienne. La langue força ses lèvres. La main libre de l’homme caressait ses hanches tandis que tout son corps se frottait contre elle. Brusquement il la lâcha. Elle faillit tomber. À bout de souffle, elle vit Lucius Arvatenus se courber en une parodie de révérence et s’éloigner en souriant.
* * *
Azilis resta longtemps incapable de faire un geste. Puis elle fut prise de tremblements. Elle renonça à s’asseoir et se précipita vers sa chambre en chancelant.
Elle voulait être seule. Elle demanda qu’on lui portât son repas dans sa chambre. Dès la première bouchée, elle faillit vomir. Sa main meurtrie essuyait machinalement ses lèvres sans parvenir à chasser l’horrible sensation. Lucius était-il enfin parti ou rôdait-il dans la villa ? La martyriserait-il encore ? Oui. Marcus laisserait faire. Sans son père, elle ne bénéficiait d’aucune protection. Se confier ? Mais à qui ? Fuir chez Rhiannon ? On la retrouverait vite et son amie en ferait les frais. Il ne restait plus qu’Aneurin. Il avait été si tendre, si compréhensif. Aneurin, oui. Si elle lui racontait cette horreur, peut-être accepterait-il enfin de l’emmener. Elle devait lui parler, c’était son dernier espoir.